mercredi 27 février 2013

Musiques de livres



On connaît les musiques de films, mais les musiques de livres alors ?

Il m'arrive souvent, quand je ne les connais pas, d'écouter les chansons dont les écrivains font référence dans leurs livres, par curiosité et puis aussi parce que tel ou tel personnage auquel je me suis attachée aimait telle ou telle musique...

Lorsque j'ai lu 1Q84, j'ai trouvé que Haruki Murakami faisait très souvent référence, tout au long de ses trois tomes, à la Sinfonietta de Janacek, symphonie qui jalonnait le parcours d'Aomamé et Tengo. Ma curiosité a pour le coup été bien piquée car les personnages semblaient vraiment être très touchés par cette musique.

Tout ça pour dire que je suis en train de l'écouter ! C'est effectivement une belle symphonie, qui collerait magnifiquement bien sur un film, mais que j'ai eu du mal à associer à 1Q84.


"La radio du taxi diffusait une émission de musique classique en stéréo. C'était la Sinfonietta de Janacek. Etait-ce un morceau approprié quand on est coincé dans des embouteillages ? Ce serait trop dire. D'ailleurs, le chauffeur lui-même ne semblait pas y prêter une oreille attentive. L'homme, d'un âge moyen, se contentait de contempler l'alignement sans fin des voitures devant lui, la bouche serrée, tel un vieux marin aguerri, debout à la proue de son bateau, appliqué à déchiffrer quelque sinistre pressentiment dans la jonction des courants marins. Aomamé, profondément enfoncée dans le siège arrière du véhicule, écoutait, les yeux mi-clos.


Combien y aurait-il d'auditeurs, à l'écoute des premières mesures de la Sinfonietta de Janacek, qui reconnaîtraient immédiatement ce morceau ? Disons : entre "très peu" et "presque aucun". Mais Aomamé, elle, pour une raison ou une autre, en était capable.

Janacek avait composé cette courte symphonie en 1926. Le thème principal avait été conçu à l'origine pour une fanfare à l'occasion d'une rencontre sportive. Aomamé imaginait la Tchécoslovaquie de 1926. Après la Première Guerre mondiale, le pays s'était enfin libéré de la très longue domination des Habsbourg, les gens buvaient de la bière Pilsner dans les cafés, ils fabriquaient des mitrailleuses efficaces et raffinées, ils goûtaient la paix passagère qui visitait l'Europe centrale. Franz Kafka, encore méconnu, avait disparu deux ans auparavant. Bientôt apparaîtrait Hitler, qui ne ferait qu'une bouchée de ce joli petit pays. Mais, en ce temps-là, tout le monde ignorait que des événements aussi terribles allaient advenir. Ce que l'Histoire enseigne de plus important aux hommes pourrait se formuler ainsi : "A l'époque, personne ne savait ce qui allait arriver."

En écoutant cette musique, Aomamé imaginait les vents qui balayaient sans obstacle les plaines de Bohême et laissait ses pensées vagabonder sur l'Histoire.

1926, c'était la mort de l'empereur Taishô, le commencement d'une ère nouvelle, l'ère Shôwa. Au Japon aussi, ce serait le début d'une époque sombre et terrible. Le modernisme et la démocratie avaient joué leur bref intermède. Celui-ci achevé, le fascisme imposerait sa loi.

[...] 

Aomamé, les yeux clos, écoutait la musique avec attention. Elle se laissait envahir par les belles vibrations produites par l'unisson des bois. Brusquement, quelque chose la frappa. La qualité de la musique était trop bonne pour une radio de taxi. Même à faible volume, le son était profond et les harmoniques clairement restitués. Elle ouvrit les yeux, se redressa et examina la stéréo encastrée dans le tableau de bord. L'appareil était tout noir, élégant et brillant. Elle ne pouvait voir le nom du fabricant mais comprenait bien que c'était un modèle de prix, avec ses multiples réglages et son affichage numérique vert en façade. Sans doute un appareil de première qualité. Pour un taxi ordinaire appartenant à une compagnie, une aussi belle installation stéréo, c'était étonnant.

[...]
Aomamé attendit la suite. Il n'y eut pas de suite. Elle ferma de nouveau les yeux et se concentra sur la musique. Aomamé ne savait pas quelle sorte d'homme était Janacek. En tout état de cause, il n'avait vraisemblablement pas imaginé que des hommes de 1984 auraient écouté sa musique dans une voiture parfaitement silencieuse, une Toyota Crown Royal Saloon, coincée dans de terribles embouteillages sur une autoroute urbaine de Tokyo.

Mais pourquoi, se demandait Aomamé, perplexe, ai-je su immédiatement qu'il s'agissait de la Sinfonietta de Janacek ? Et aussi pourquoi est-ce que je savais que ce morceau avait été écrit en 1926 ?

Elle n'était pas spécialement fan de musique classique. N'avait pas non plus de souvenirs personnels sur Janacek. Pourtant, à l'instant où elle avait entendu une simple mesure du morceau, ces diverses données s'étaient inscrites comme un flash dans sa tête. Comme une nuée d'oiseaux qui auraient fait irruption dans une chambre par une fenêtre ouverte. En outre, cette musique laissait à Aomamé une curieuse impression de "tordu". Non pas de douloureux ou de déplaisant. Elle ressentait seulement que tous les constituants de son corps s'étaient comme retournés et tordus. Aomamé n'en comprenait pas la raison. Serait-ce cette Sinfonietta qui provoque en moi cette sensation incompréhensible ?

"Janacek", prononça Aomamé presque sans s'en rendre compte. Puis elle pensa qu'elle aurait mieux fait de s'abstenir.
"Pardon ?
- Janácek. L'homme qui a composé cette musique.
- Je ne savais pas.
- Un compositeur tchèque.
- Ah..., fit l'homme d'un ton admiratif."

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